Interview des auteur-es de "L’écriture de la thèse, une improvisation méthodique"

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Miguel Herrera, Elsa Boulet, Mauricio Aranda, Pauline Vallot et Camille Noûs ont rédigé un article sur l’écriture de la thèse. Ce dernier met en avant les difficultés répandues liées à l’écriture et le caractère improvisé de l’exercice. La pertinence de leurs propos et leur intérêt pour déstigmatiser les difficultés en thèse nous ont conduit à mener une interview avec ces quatre chercheurs et chercheuses. C’est aussi l’occasion de partager des réflexions et conseils qui peuvent aider et soutenir les doctorant-es.

Comment vous en êtes arrivé-es à travailler sur ce sujet ?

Elsa Boulet (EB) : Au départ, c’était une réflexion de personnes qui venaient juste de finir leur thèse. L’idée était d’écrire quelque chose tant que c’était encore frais, en se disant que ça pourrait servir à d’autres doctorants. On voulait faire quelque chose de pratique et concret sur l’écriture de la thèse : résultats, production des connaissances. On avait aussi comme point de départ les contradictions et les mythes de la thèse, notamment le fait de devoir écrire un manuscrit parfait.

Miguel Herrera (MH) : Oui c’est un article qui est né d’une heureuse rencontre entre nous. Avec Mauricio on comptait écrire un article à deux et on avait comme sujet l’écriture de la thèse. Aussi bien pour Mauricio que moi, l’écriture a été une expérience très difficile. On a rencontré les mêmes problèmes, avec la fameuse question de « quelle est la thèse de la thèse ? ». Ce qu’on trouvait de particulier, c’est que l’écriture de la thèse est quelque chose de très exigeant en termes de temps et d’énergie. Sans oublier le critère du nombre de pages qui est vu aussi comme un critère de qualité de la thèse. Du coup, on se lance dans un travail long, sans savoir où on va exactement. C’est aussi quelque chose que l’on a vu chez nos collègues. On s’est donc demandé à quoi correspondait l’écriture de la thèse. C’est une question d’autant plus importante qu’en sciences sociales, c’est par l’écriture qu’on produit et transmet des connaissances. Ensuite, on a échangé avec Pauline et Elsa sur ce sujet.

Mauricio Aranda (MA) : On s’est lancé dans l’écriture de l’article sans trop savoir où on allait et on a sorti le fil rouge petit à petit. En effet, avec Miguel, on a beaucoup travaillé ensemble à la bibliothèque pendant nos doctorats. Je crois qu’Elsa et Pauline c’est pareil. Cet article s’est donc nourri de cette expérience, des conditions matérielles de la thèse. Ce sont des choses essentielles pour comprendre la thèse, avec la dimension sociale et relationnelle. C’était une manière de se lancer dans un projet qui pourrait avoir un intérêt pour les doctorants et doctorantes. Mais aussi faire un projet à côté de nos recherches, qui nous permet de prendre du plaisir.

EB : C’est un truc important je pense : c’était une superbe expérience et on s’est fait plaisir. Le travail a avancé vite, chacun et chacune y a contribué par l’intermédiaire d’un dialogue. La dimension plaisir est importante, même dans la thèse. Parfois on prend du plaisir à écrire sa thèse, ça fait partie aussi du concret de l’écriture.

Justement, est-ce qu’on peut vraiment prendre du plaisir à rédiger sa thèse ?

EB : Oui. J’ai quand même été marquée par ces moments où j’ai pu mettre par écrit ces résultats, avoir enfin quelque chose de concret : « c’est ça mon enquête, c’est ça que je peux apporter grâce à mes analyses… ». C’est pas tout le temps le cas, mais le plaisir fait aussi partie de la thèse. Après, je pense que j’ai plutôt bien vécu la rédaction de la thèse, donc je suis peut-être pas représentative des affres de la rédaction de thèse. Et aussi, ce qui m’a beaucoup apporté, c’est la dimension collective, notamment avec Pauline. On a fait des ateliers d’écrire-relecture, et c’était un vrai plaisir de relire et corriger d’autres collègues, d’avancer en voyant ce que faisaient ces collègues.

MA : Je suis d’accord avec Elsa. Ça dépend effectivement des moments. Dans l’article, on montre que parfois on a besoin d’être entouré, et j’ai beaucoup de souvenirs de ces moments en bibliothèque, où on partageait des moments conviviaux ou des doutes. Il y a des moments aussi où on a besoin d’être seul, d’être plus concentré. La chance qu’on a pu avoir c’est de pouvoir compter sur des groupes de doctorants qui nous ont permis de partager les inquiétudes, de se rendre compte que ce n’était pas un problème individuel, de relâcher la pression. En tous cas, je pense que j’ai éprouvé du plaisir à faire cette thèse, notamment quand le chapitre est fini, ce sont des moments que j’ai bien vécu. Après, on a évité de généraliser dans notre article car c’est différent pour tout le monde. Les contextes institutionnels jouent beaucoup.

MH : Je pense qu’il y a des moments de plaisir quand on fait une thèse. Je dirais pas que c’est l’expérience en général, car la rédaction est plutôt difficile. Toutefois, il y a des petits moments de plaisir : quand on finit un chapitre, quand tu assembles le puzzle de ta thèse, que les choses prennent forme peu à peu. Il y a ce côté créatif, dynamique qui est sympa. Et puis aussi, il y a des moments qu’on peut partager avec d’autres personnes, c’est agréable. Mais l’écriture en soi, je dirais que c’est un plaisir qui vient après coup, quand on voit le produit final. Je me souviens de l’écriture comme une expérience dure. Il y avait beaucoup de moments de tristesse, de dépression, des appels aux parents pour dire qu’on n’en peut plus. Mais c’est gratifiant quand on se rend compte qu’on a pu faire le travail. On arrive à tirer du plaisir de cette souffrance qu’est la thèse, car on s’aperçoit de la quantité de travail que l’on a abattu. Ce sont vraiment dans les derniers mois qu’on s’est rendu compte de la masse de travail accompli, et c’était très gratifiant après coup.

EB : Pour moi il y avait aussi du plaisir dans les échanges avec ma directrice de thèse. J’ai eu de la chance car on connaît tous des histoires assez catastrophiques. Mais j’ai tiré du plaisir des échanges, au niveau de l’écriture sur la structure d’un chapitre, la tournure de telle phrase, l’usage de tel terme… Ça faisait partie du plaisir intellectuel. A chaque fois que je ressortais d’un rendez-vous avec ma directrice pleine d’énergie et de motivation.

Merci de partager ça aussi, parce qu’on a souvent tendance à taper sur les directeurs et directrices, donc quand ça se passe bien, il faut le souligner. Il faut toutefois bien souligner, pour les directeurs et directrices qui liraient cette interview, l’importance de donner envie à leurs doctorants et doctorantes d’écrire.

Est-ce, au travers de vos expériences respectives ou de vos recherches pour cet article, vous avez identifié des conditions, matérielles ou sociales, qui permettent de traverser d’une bonne façon l’étape de l’écriture ? Bonne façon pouvant s’entendre comme sans trop de stress par exemple.

MH : Je ne sais pas s’il y a de bonnes conditions. Bien entendu, si tu as du temps ou un financement, ça te met dans des conditions plus favorables. Après, en ce qui concerne le stress ou la difficulté de l’expérience, je ne suis pas sûr parce que ceux qui ont des financements, sont aussi ceux qui sont les mieux placés pour continuer une carrière dans la recherche. Ils en ressentent, je crois, encore plus le poids de la thèse et ses exigences. Donc je ne sais pas s’il y a des bonnes conditions, mais il existe plutôt des conditions différentes. Pour tout le monde c’est très difficile, et après ça va dépendre de la manière dont on se projette qu’on ressent la thèse.

EB : Notre article n’est pas une étude scientifique sur les meilleures façons de faire sa thèse. Et puis il y a plein de personnes qui font leur thèse dans des conditions très différentes, et qui arrivent au bout. Même si c’est effectivement plus difficile quand on n’a pas de financement ou qu’on est mal encadré.

MA : Je pense que c’est une question essentielle d’un point de vue pratique pour les doctorant-es et pour les associations qui les accompagnent. De notre point de vue, c’est difficile d’y répondre. Et on le dit, l’idée n’est pas de livrer un mode d’emploi qu’il faudrait suivre pour mieux écrire. Ce qu’on essaye de donner ce sont quelques pistes à partir de notre expérience, qui peuvent servir éventuellement, pour mener le travail d’écriture. Après, une des choses que l’on dit également, mais les doctorants et doctorantes doivent le savoir par la pratique, c’est qu’on a trop tendance à penser que les problèmes viennent de nous. Il faut départiculariser les problèmes, faire en sorte que ceux-ci ne reposent pas que sur nous. Les problèmes d’écriture viennent aussi du mode de fonctionnement de l’enseignement supérieur, parfois des UFR, des directeurs de thèse, etc. Une des choses que l’on a essayé de faire pendant nos thèses, c’est de regarder comment les autres ont fait pour mener ce que l’on était en train de vivre. Et par exemple, j’ai pu résoudre plusieurs problèmes en discutant avec des pairs. Ça peut être pour des questions administratives ou techniques. Il y a donc des espaces d’échange, au sein des universités.

C’est un truc qui est important ; il n’y a pas de mode d’emploi. Je me permets de tirer une sonnette d’alarme pour les doctorants et doctorantes qui liraient cette interview : ne pas croire les vendeurs de miracle qui proposent des formations pour écrire la thèse en 4-5 heures. Il existe toutefois des bonnes pratiques ou des ficelles qui permettent de mieux vivre la rédaction de la thèse. Personnellement ce qui m’a beaucoup aidé, c’est d’écrire tôt, dans les six premiers mois. Est-ce vous avez des choses comme ça qui vous ont pas mal aidé, que vous aimeriez partager ?

EB : On en a mis plusieurs dans l’article. La ficelle que notre collègue Pauline a pas mal utilisée, est d’écrire sans rien raturer dans un premier temps. Ce qui permet d’éviter la panique de « je sais pas où je vais » ou « je recommence jusqu’à que ce soit parfait ». J’ai pas mal utilisé le plan inversé ou le plan induit, pour construire des intros et des conclusions. Ce qui était super utile pour moi, en termes de motivation et de structuration, c’est de me faire relire par des collègues, sur des trucs tout petits, une page, une demi-page. Un autre truc concernant l’ordre dans lequel écrire. Mes directeurs m’avaient conseillé de suivre l’ordre du plan et je me suis retrouvée complètement bloquée. Et en fait, j’ai commencé par une partie sur laquelle je me sentais à l’aise, à savoir la méthodo. On pense qu’on n’a pas grand-chose à dire, mais en fait il y a plein de trucs à analyser et à dire. Et le fait d’avoir un chapitre prêt, je me suis dit « j’ai 1/5 de ma thèse prêt, le reste ça va rouler ».

MH : Pour ma part, ce qui a été très important, c’était de me dire que l’argument de la thèse devait être clair, simple et dit en une seule phrase. L’exigence de la thèse est de trouver une idée que tu peux résumer en une seule phrase, et après la développer en 500-600 pages. Aussi dans la gestion du matériel, on a des archives, des articles de presse, des entretiens, comment tu fais pour traiter tout ça en même temps ? Dans mon cas, ce qui m’a permis d’avancer, ça a été de me rendre compte que tu n’utilises pas tout ton matériel en même temps. Il faut distribuer son matériel dans son plan. Cela permet de rendre sa thèse plus complexe, en combinant différents types de matériels empiriques. Savoir ça m’a permis d’enlever le poids de comment traiter le matériel. Après concernant le fait de se mettre tôt à l’écriture, je ne sais pas si ça m’a aidé. J’ai écrit un premier chapitre à la fin de la troisième année de ma thèse, ça m’a pris beaucoup de temps et il a fallu que je le retravaille parce qu’il était pas bon. Se mettre à écrire tôt, ça peut être une bonne chose mais il reste l’incertitude. Donc c’est conseillable mais c’est pas une garantie que ça va bien se passer.

MA : Je vais être très beckerien. Je lisais de temps en temps un petit article qu’il avait écrit sur l’écriture, et c’était ma manière de dédramatiser l’écriture. Il y a des gens qui doivent écrire à telle heure, des gens avec tel crayon, d’autres dans telle salle de la bibliothèque nationale. Quand j’y allais, je voyais des personnes qui étaient assises au même endroit tous les jours, et qui avaient leurs petits rituels. Becker lui-même a donné le conseil d’écrire deux pages par jour. Après est-ce que c’est réalisable ? En tout cas ça permet de se fixer un objectif, qui ne paraît pas démesuré. Un dernier élément qui m’a beaucoup marqué dans ce que raconte Becker, c’est l’idée qu’on a déjà commencé ce travail d’écriture ; par exemple on a écrit quelques notes sur un entretien, ou plus généralement parce qu’on a des connaissances sur notre objet de recherche. L’écriture c’est se fixer et se dire que l’on va terminer, sinon la science n’en finit plus. Et les raisons pour terminer sont multiples : l’obtention d’un poste, la fin des allocations chômage… Nous ce qu’on ajoute dans notre article, c’est l’idée de l’écriture par couches. On va travailler le texte en mettant d’abord les extraits d’entretien, d’archives, etc., donc de la pure description. Et après, on va apporter l’analyse et les références. En lisant, on peut aussi être amené à remanier son texte. Cette écriture par couches c’est ce qui peut aussi permettre d’avancer dans l’écriture d’un point de vue purement formel, du nombre de pages, mais aussi dans la réflexion. Il faut aussi garder en tête que les choses peuvent évoluer dans la thèse. On peut trouver rapidement son cadre théorique et le fixer, mais aussi ce dernier peut arriver à la fin. Garder ça en tête peut permettre de dédramatiser.

Tu as d’introduire d’introduire cette précaution, de dire que c’est très conditionné à nos goûts, nos expériences. Donc peut-être un conseil sur les conseils ; avant d’en appliquer un, il faut peut-être s’interroger sur la manière dont on travaille. Il ne faut pas hésiter à adapter des manières de travailler en fonction de soi.

Je vais vous poser une question un peu classique, car je suis convaincu que les docteur-es sont une mine d’or de bons conseils, qu’est-ce que vous auriez aimé savoir avant de commencer à rédiger ?

MH : Je sais pas si je pourrais donner une réponse claire. L’écriture de la thèse est quelque chose d’assez particulier, ça ne vient pas de nulle part. Tout au long du parcours universitaire, tu as déjà pu pratiquer, en rendant des dissertes, des mémoires, surtout pendant le M2. J’ai trouvé que le mémoire de M2 était extrêmement exigeant ; il faut faire un document de plus de 100 pages, dans un temps court. C’était une période assez stressante et elle constitue une bonne expérience, qui te place dans ce rythme d’écriture, dans un travail assez intense. Ensuite pendant la thèse, on participe à des congrès, éventuellement on écrit des articles, donc je ne dirais pas que c’est quelque chose que j’ai découvert, si ce n’est que l’ampleur. Donc en quelque sorte, on est dans un parcours d’entraînement à l’écriture académique.

EB : Un des trucs qui m’a surpris, ça a été la durée. Dans mon cas ça été très long, bien deux ans. J’avais participé à un comité de rédaction dans lequel j’avais présenté un calendrier où je pensais finir en un an, et j’ai bien vu qu’ils étaient dubitatifs. J’avais trouvé ça vexant à l’époque, mais avec le recul je me rends compte qu’ils avaient raison. Il faut avoir en tête que ça va prendre du temps, et ce n’est pas grave. On fait avec les moyens qu’on a, les disponibilités qu’on a. Ce n’est pas parce qu’on n’a pas fini en un an que c’est une mauvaise thèse. Je trouve d’ailleurs dommageable les pressions à la réduction des thèses en 3-4 ans. Cette durée ne rend pas du tout justice à ce que c’est ce travail d’écriture. Ce n’est pas juste mettre en forme des résultats qui seraient tout prêts. C’est beaucoup plus que ça. Et un autre truc, dont je n’avais pas conscience quand j’ai commencé, c’est qu’écrire sa thèse c’est aussi écrire des choses très basiques, très descriptives, parce qu’on a le nez dedans, on se rend pas compte de la complexité. Par exemple, j’ai décrit comment se passait une consultation médicale, et ça permet de faire ressortir les détails, les enjeux, et ça rend le travail intéressant. C’est pas la peine de commencer tout de suite par des choses hyper complexes et intellos. Partir du concret c’est déjà bien, et ensuite par couches successives, on tire des fils. L’écriture peut donc aussi être modeste entre guillemets.

MH : En t’entendant Elsa, je me souviens d’un conseil très concret de mon directeur de thèse : les sciences sociales se font avec des phrases claires, courtes et simples. J’ai trouvé que c’était un très bon conseil pratique que j’essaye encore d’appliquer. Surtout en sciences sociales, on lit Bourdieu, et des phrases de 10-15 lignes, c’est dur à comprendre.

MA : Je rejoins ce qui a été dit. Je vois parfois des doctorants qui me disent « ma thèse, j’ai commencé à l’écrire, dans six mois c’est bon ». Je sais que c’est pas possible, parce que c’est un processus long, avec une ambition forte. Après le rôle de celui qui est passé par là, même si tous les cas sont particuliers, est peut-être de nuancer et de préciser que si on finit pas en six mois c’est pas grave, qu’on peut prendre plus de temps. Il y a un autre aspect important de la thèse aussi, sa dimension administrative, ce sont des choses qu’il faut prévoir. On pense qu’on aura notre jury de rêve, il faut s’y prendre en avance, peut-être même avant d’avoir terminé. Et dernière chose, j’ai appris avec la thèse la manière dont je travaillais. J’ai du mal parfois à tenir les délais et je connais mes capacités de travail. Donc maintenant que la thèse est passée, j’essaye de me dégager du temps pour ne pas être trop débordé parce que je sais que je gère mal ces moments-là. Après je ne vais pas dire que tout ce que j’ai appris je l’applique, parce que ça serait mentir. D’ailleurs, on a eu un retour sur notre article, des évaluateurs, qui sont des enseignants-chercheurs, nous ont dit que ce qu’on expliquait sur l’écriture de la thèse s’applique pour partie à eux. Je dirais que j’ai appris des choses sur l’institution, sur mes propres capacités, et que les difficultés que l’on croise en thèse peuvent se retrouver plus tard dans la recherche.

MH : Ce qui est important aussi c’est d’avoir un groupe d’amis, un entourage, qui comprend ce qu’est une thèse. C’est difficile à gérer l’écriture de la thèse avec les engagements familiaux ou amicaux.

MA : C’est vrai que parfois, je parle de mon cas, la thèse a pris tellement de place qu’il y a plus eu de coupures. Or je pense que c’est nécessaire.

Selon vous, comment est-il possible que la science, qui est perçue de l’extérieur et décrite parfois de l’intérieur comme étant un temple de la rationalité, de la compréhension de tout ce qu’on fait, ait autant de mal expliquer ce qu’est une thèse, comment on la réalise ?

MH : C’est une des questions qu’on s’est posé en faisant l’article car elle a un lien avec une autre question, celle des conditions de production des connaissances en sciences humaines et sociales. Il y a la particularité des SHS, et des études qualitatives, pour lesquelles tu n’as pas un indicateur de validité. Tout ça est très tacite. Je pense que ça peut difficilement être autrement. L’idée de l’écriture par couches correspond à cela : tu pars d’une description d’un événement ou de quelque chose, et c’est sur la base de l’écrit que tu peux après communiquer avec d’autres personnes. C’est par ce partage qu’on arrive à savoir si on a fait un bon travail dans la thèse. C’est ici que se trouve la dimension collective de l’écriture. C’est donc difficile de dire à l’avance ce qu’est une thèse ; je dirais qu’une thèse est une thèse quand suffisamment de personnes bien placées disent que c’est une thèse. C’est la dynamique de la défense devant un jury. Si l’écriture de thèse est si difficile ‒ c’est ce qu’on a essayé de montrer dans l’article ‒ c’est parce que c’est à ce moment-là qu’on apprend ce qu’est une thèse. Quand tu lis, quand tu fais ton terrain, personne ne va évaluer ce que tu fais. C’est au moment de l’écriture, que l’évaluation a lieu, au moment où tu transmets ton travail. Je me suis rendu compte que je n’étais pas un bon juge de mon travail, mais ce n’est pas à moi de le dire, c’est aux autres. C’est pour ça que c’est dur de le dire en avance.

EB : Je pense qu’il y a un enjeu autour de la figure du génie, et du talent. J’ai l’impression que ça reste des trucs assez présents. Et la soutenance de thèse, si ça passe bien, réactive un peu cette figure : « c’est une thèse brillante ». Ça vient masquer toutes les galères, les incertitudes et les doutes. Ces espèces de moment de sanction positive du milieu arrive à la soutenance, pendant une conférence, sont des moments un peu de fétichisation du produit fini qui cachent les galères. J’ai des amis en science physique qui eux aussi ont eu beaucoup de mal avec cette phase de l’écriture. Donc à mon avis ça ne tient pas qu’aux sciences sociales ou aux dimensions qualitatives du boulot, ça tient au fait de devoir rendre, pour être évalué et adoubé, le produit d’un travail de plusieurs années. Enfin en sociologie, dans mon parcours, on m’a appris à faire des enquêtes de terrain, mais pas à utiliser tous ces matériaux du terrain. C’est quelque chose que l’on ne prend finalement pas assez la peine d’expliciter.