Interview du Dr. Ewa Pluciennicka : pourquoi la santé (mentale) est importante ?

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Cette interview a été réalisée sans contrepartie, d’un côté comme de l’autre. Comme nous, Ewa Pluciennicka* a à cœur la promotion et la déstigmatisation des questions de santé mentale. Nous l’avons donc rencontrée afin qu’elle nous explique, en tant que psychologue qui aide des doctorant-es, l’importance de prendre soin de sa santé mentale pendant la thèse – et, bien entendu, tout au long de sa vie.

Est-ce que vous croisez beaucoup de doctorant-es avec des problèmes d’ordre psychologique – au sens très large (troubles anxieux, syndrome de l’imposteur, stress, burnout etc.) – dans votre travail ?

Oui et non en quelque sorte. Je pense qu’on est face à une population qui est stressée et très anxieuse. J’ai remarqué pendant mes consultations que les doctorants sont des personnes intelligentes, mais qui ont une très grande exigence envers eux-mêmes. Ce sont des personnes soucieuses de leur performance, qui sont très ambitieuses. Par ailleurs, des études, comme celle d’Evans et. al. en 2018, montrent que les doctorants, et les personnes qui travaillent dans l’académie, sont six fois plus susceptibles de développer des troubles psychiques, comme la dépression, l’anxiété, le burn-out, par rapport à des gens aussi éduqués, mais qui travaillent en dehors de l’académie. Donc ça c’est vraiment alarmant ! En tous cas, on a maintenant des études objectives et contrôlées qui montrent que les doctorants ont ces troubles. Maintenant, pour parler honnêtement, dans le cadre de PHD Success, les doctorants que je rencontre sont stressés et anxieux, mais il n’y a pas que ça. Ils viennent parce qu’ils veulent être plus productifs. Ils pensent qu’en étant plus productifs, qu’en faisant mieux les choses, ils seront moins anxieux, moins stressés. Ils cherchent à s’améliorer en fait. Ce n’est donc pas de la dépression, mais je dirais plutôt l’entrée dans la dépression, ou le sentiment d’être au bout du rouleau, une envie de changer les choses. Et lorsque l’on commence à travailler, on s’aperçoit qu’il y a des problèmes de confiance en soi, de gestion du stress.

Vous avez déjà évoqué la pression, l’exigence des doctorants et des doctorantes envers elles-mêmes, des problèmes de confiance en soi ; est-ce que vous voyez d’autres sources qui provoquent des problèmes psychologiques ?

Oui, il y en a vraiment beaucoup. Tout d’abord, ce sont les problèmes classiques, c’est-à-dire qui sont souvent évoqués, comme la surcharge de travail et les exigences de l’université. Concernant celles-ci, il est toujours question d’évaluation, d’amélioration. On donc a rarement un feed-back positif, il faut toujours améliorer quelque chose. C’est aussi valable pour les chercheurs les plus avancés. Ensuite, ce sont les problèmes relationnels qui sont à l’origine des souffrances, comme le harcèlement. Mais il existe aussi trois raisons qu’il est important de souligner et qui interviennent sur le plan psychologique. Déjà la recherche provoque beaucoup de plaisir. Il y a vraiment un côté satisfaisant dans la thèse, malgré les souffrances qu’elle cause. Je pense que les gens qui font une thèse ont choisi par passion. La thèse un plaisir intellectuel et parce que elle nous plaît, on est prêt à faire beaucoup de sacrifices. Contrairement au monde de l’entreprise où il est possible de changer de travail en cas de burn-out par exemple, les doctorants ne peuvent vraiment abandonner leur thèse comme ça. Les doctorants font donc beaucoup de sacrifices, disons, par amour de la thèse. Par ailleurs, il existe une normalisation de la souffrance. Certains doctorants me racontent que leur directrice pensait qu’il était normal de travailler le week-end en thèse. Ensuite, il y a la question de la mobilité. Il faut bouger après la thèse, ce qui entraîne en déracinement. On va devoir aller quelque part parce qu’il existe une exigence de mobilité. Il faut bien comprendre que la mobilité cause des souffrances parce qu’elle déracine, il y a une vie à reconstruire ; on perd son réseau de soutien, c’est-à-dire ses amis, son médecin, etc. En bref, cette normalisation conduit à penser qu’il est normal de souffrir en thèse.

Pourquoi est-ce important de se soucier de sa santé mentale quand on est en thèse ?

Il y a presque un problème conceptuel. On parle de la santé ; ce n’est pas uniquement la santé mentale, c’est la santé en général. Autrement dit, la santé mentale fait partie de la santé. Il faut donc se soucier de la santé mentale, comme on se soucie de notre mal de dos, de nos maux de tête, d’un rhume. Tout simplement parce que c’est la santé. Quand je travaillais à la faculté de médecine, pendant mon deuxième post-doc, je me suis rendue compte qu’il existait beaucoup de maladies chroniques. Par exemple, si on a le dos fragile, on aura toujours le dos fragile. Ce sont des maladies à vie et il faut s’en occuper à vie. C’est pareil pour la santé mentale. Il faut en prendre soin selon ses besoins. Autrement dit, on fait tous face à des défis dans nos vies et on est tous plus ou moins préparés pour ces défis. La thèse est sans aucun doute un défi, déjà intellectuel. C’est aussi un défi personnel parce qu’on est très souvent confronté à nos propres limites : quel niveau de stress j’arrive à gérer ? quelle charge de travail j’arrive à supporter ? comment je gère mes relations ? qui je veux voir ce soir, est-ce que je sors ce soir ? On est donc amené à faire des choix personnels et on apprend parfois nos propres limites. Ces défis et ces difficultés sont plus ou moins surmontables, surtout en fonction de leur répétition. Par exemple, si on a fait une dépression pendant la thèse ou un burn-out, ce n’est pas anodin et il faut s’en soucier car on développe une fragilité psychique par rapport à ça. Et malheureusement il existe une croyance chez le doctorant, qui pense qu’une fois la thèse finie, les problèmes sont finis. Or, ce n’est pas du tout le cas. La fin de la thèse n’arrête pas les troubles psychiques développés pendant celle-ci. Je pense que les défis au cours de cette période de thèse sont tellement intenses qu’il faut particulièrement faire attention à soi-même. Comme je l’ai indiqué plus haut, Il existe des études montrant que les doctorants sont une population susceptible de développer des troubles psychiques. C’est pourquoi il faut faire particulièrement attention à sa santé pendant la thèse.

Quelles signes un-e doctorant-e doit-il ou elle surveiller au niveau de sa santé mentale ?

La meilleure manière de prendre soin de soi est vraiment de s’observer, de faire de la prévention plutôt que de réagir après coup. Il y a trois choses à surveiller : le mental, les émotions et le pôle physique. Le plus facile est le pôle physique : les douleurs, les maux de tête, le mal de dos, etc. Ce sont des douleurs classiques liées au stress. On peut aussi surveiller les troubles du sommeil, avec des changements de rythme, ou les troubles de l’appétit. Ça peut également être une perte de libido ou une fatigue, notamment au réveil. Pour les signes intellectuels, ce sont des problèmes de concentration, avec un esprit qui vadrouille de façon récurrente sur une période. Ce sont des difficultés à prendre des décisions, même à propos de petites choses. Ce sont des problèmes de vagabondage mental, où on passe rapidement d’un sujet à l’autre. Au niveau émotionnel, ça va être l’irritabilité ou l’anhédonie, le manque de plaisir, même pour les choses qui nous faisaient plaisir avant. Il faut alors s’observer par rapport à ces trois pôles, physique, intellectuel et émotionnel. Après ce n’est pas parce qu’une fois on est fatigué, ou qu’on a mal au dos, qu’on a des problèmes psychologiques.Les difficultés peuvent également être liées à un événement, par exemple avant une conférence, on est stressé et on a du mal à dormir. En fait, il faut arriver à définir jusqu’à quel point ces difficultés sont acceptables. Il faut s’observer et mesurer combien de signes on rencontre, avec quelle intensité et avec quelle fréquence. Si c’est lié à un événement et que le signe est présent de temps en temps, c’est une réaction normale. Maintenant, si on n’a plus d’appétit et que cela dure, ou que les changements d’appétit sont fréquents, attention. Même chose pour les problèmes de concentration. Dans l’ensemble, si on se rend compte que quelque chose à changer dans notre vie, c’est un signe à surveiller.

Quelles bonnes habitudes à prendre pour soigner sa santé mentale ?

Déjà comme je l’ai évoqué, il faut s’observer sur les trois pôles, physique, intellectuel et émotionnel. Ça peut se faire sous forme de check fréquent en se demandant : comment je vais ? est-ce que je dors bien ? est-ce que j’ai une vie sociale ? est-ce que j’arrive à avoir des loisirs ? est-ce que la thèse me plaît ? Il ne faut pas avoir peur d’admettre que quelque chose ne va pas. La deuxième chose est de garder une certaine hygiène de vie. Après tout la thèse ce n’est pas toute la vie. On a le droit d’avoir des loisirs, des temps de détente. J’insiste vraiment là-dessus. Par exemple, à titre personnel, pendant ma thèse, j’ai continué à suivre des cours de danse salsa. C’étaient des sorties régulières, qui me donnaient un rythme et me permettaient de garder un équilibre. C’est important d’avoir des moments de loisir et de plaisir. J’ai aussi l’exemple d’une collègue qui faisait un marathon pendant la rédaction de sa thèse. Ses temps de course lui ont permis d’améliorer sa confiance. Si on se sent mauvais pendant la rédaction, on peut prendre confiance pendant un loisir et ça se répercute pour la rédaction. Ensuite, il y a les coping strategies, c’est-à-dire les stratégies pour gérer le stress, les difficultés. Je me rends souvent compte que les gens ont ces stratégies mais qu’ils ne le réalisent pas. Ça peut être plein de choses : aller courir, se balader dans la nature, jouer aux jeux vidéo, un petit rite qui détend et qui aide. Après, il faut avoir un réseau de soutien. Je parle ici des associations comme la vôtre, ou au fait d’échanger avec d’autres doctorants. Je crois beaucoup au soutien de groupe, dans lequel on peut s’aider mutuellement. C’est aussi une stratégie en psychologie, celle du soutien par un partage. Je pense honnêtement que c’est très puissant, parce qu’on peut se sentir compris, entendu, et on peut avoir des conseils. Et enfin, si vraiment ça ne va pas, il faut aller chercher de l’aide. Il ne faut pas attendre que la thèse se termine et croire que tout va bien aller par miracle par la suite.

C’est justement la dernière question, si jamais les difficultés persistent, il ne faut pas avoir honte, il faut aller voir des professionnel-les de la santé mentale ?

Oui voilà, il ne faut pas avoir honte car c’est la santé. Je pense qu’on a fait beaucoup de mal en parlant de santé mentale parce qu’on l’a presque exclu de la santé. C’est comme quand on va voir un médecin ou un kiné, on va le consulter et c’est tout. Il ne devrait pas y avoir un tabou pour la santé mentale. Il n’y a donc pas de honte. Ensuite, le fait que le psychologue n’est pas de la famille ou de l’université est un avantage. C’est vraiment quelqu’un d’extérieur. Il n’y a donc pas d’enjeu. Il y a des liens thérapeutiques, de bienveillance, mais ce ne sont pas des liens avec des enjeux. Cela permet à la personne qui consulte de dire les choses comme elles sont, de dire plus de choses. Ensuite, je vois cet accompagnement psychologique comme une manière de se connaître soi-même. Ce n’est pas quelque chose qu’on fait parce qu’on a des problèmes, en tous cas pour mes clients, comme je l’ai dit, ils vont plutôt bien. Il s’agit plutôt de savoir comment surmonter des défis, c’est un développement personnel. Ce sont des compétences transversales, comme la gestion du stress, qui servent après la thèse. Les entreprises proposent ce genre de formation, mais ce n’est pas le cas dans l’académie. Pourtant, je le vois vraiment comme un apprentissage sur soi, qui va être un atout pour la vie. Il existe aussi différents dispositifs en France qui visent à faciliter l’accès aux psychologues, comme le chèque psy, qui permet aux étudiants de voir un psychologue. Ce dispositif s’arrête en août, mais les psychologues vont être remboursés. Il y a également les mutuels qui remboursent les frais. Toutefois, pas tous les psychologues ont fait un doctorat et ils ne vont pas forcément savoir ce que sont les défis du doctorat. J’ai quelques clients qui m’ont rapporté que leurs anciens psychologues n’ont pas fait de thèse et avaient parfois du mal à les comprendre.

Vous voulez dire qu’il existe un partage d’expérience ou une compréhension directe entre le psychologue qui a fait une thèse ou un doctorant, comme dans votre cas ?

Oui voilà, un partage d’expérience, je sais à quel point ça peut être dur. Je vois par ailleurs des laboratoires qui se saisissent du problème et me sollicitent pour donner des formations sur la santé mentale. L’éducation psychologique est importante, parce qu’elle permet de donner des outils pour faire face aux défis. Ces formations forment aussi une prévention toujours utile. Merci Ewa pour vos réflexions ! On comprend grâce à vos propos que surveiller sa santé mentale est importante pendant la thèse et que le développement de compétences et de manières de faire, acquises en apprenant à s’observer soi-même, servent tout au long de la vie.

*Ewa Pluciennicka est née et a grandi en Pologne avant de poursuivre ses études en France. Elle a passé sa première année en France a Grenoble, où elle a étudié la langue française. D’ailleurs, elle garde beaucoup de bons souvenirs de cette époque. Après avoir obtenu son Master en Psychologie à l’Université de Strasbourg, France, et travaillé comme neuropsychologue pendant 2 ans, elle a réintégré le monde académique. En 2015, Ewa a obtenu un doctorat en psychologie cognitive, à l’Université de Lille, et a poursuivi sa carrière universitaire en tant que scientifique postdoctorale en psychologie et en neurosciences humaines. Parallèlement à ses activités académiques, Ewa a fréquemment soutenu ses collègues qui tentaient de faire face à leurs propres difficultés et défis ainsi qu’à leur santé mentale tout au long de leur parcours de doctorat - une vocation pour laquelle elle a rapidement réalisé qu’elle était très passionnée. C’est dans cette optique qu’elle a créé PhD Success - https://phdsuccess.eu/ -, une plateforme en ligne consacrée à la santé mentale et au bien-être des doctorants. En offrant des consultations individuelles, un groupe de soutien en ligne, des formations à des universitaires et des webinaires, Ewa cherche à aider les doctorants à surmonter leurs difficultés et à devenir des chercheurs confiants, productifs et performants. En créant PhD Success, le Dr Pluciennicka a pu combiner son amour du travail avec les gens, son expertise en psychologie et sa passion pour la contribution à la science. Elle espère créer un environnement de recherche plus sain et plus heureux pour les jeunes universitaires grâce à son travail. (Présentation gentiment fournie par Ewa Pluciennicka)